107 ans après ! Hélas ces paroles de Rosalvo Bobo ne peuvent que nous attrister.
Je suis fatigué, ô mes compatriotes, de nos stupidités.
Faisons grâce au monde, qui nous sait exister, de caricatures révoltantes.
Un peu de vergogne, voyons, à défaut de grandeur morale.
Centenaire de notre liberté ? Non.
Centenaire de l’esclavage du nègre par le nègre.
Centenaire de nos égarements, de nos bassesses et, au milieu de vanités incessantes, de notre rétrocession systématique.
Centenaire de nos haines fraternelles, de notre triple impuissance morale, sociale et politique.
Centenaire de nos entre assassinats dans nos villes et savanes.
Centenaire de nos vices, de nos crimes politiques.
Centenaire de tout ce qu’il peut y avoir de plus odieux au sein d’un groupement d’hommes.
Centenaire de la ruine d’un pays par la misère et la saleté.
Centenaire de l’humiliation et de la déchéance peut-être définitive de la race noire, par la fraction haïtienne, cela s’entend.
Je vous en prie, n’allons pas profaner les noms de ceux-là que nous appelons aussi pompeusement que bêtement NOS AÏEUX.
C’est assez d’être traîtres, n’allons pas à l’imposture.
Voyons, mes amis, un peu de calme et de conscience.
Puisque nous avons cent ans, que sommes-nous ?
C’est une vieille prétention de croire que nous sommes quelque chose aux yeux du monde civilisé
Eh bien, NON !
Il faut se placer en pleine Europe pour se faire une idée de notre petitesse.
Petit lieu lointain habité par des nègres.
Les plus curieux savent que nous avons une légère teinte de civilisation française. Quelle faveur!
L’immense reste se contente de nous savoir sauvages.
Entre nous, quand j’entends ces mots "Peuple haïtien", "Nation haïtienne", il se produit en moi un débordement d’ironie.
Non, mes amis, "des groupes, des individus isolés régis par un groupe stigmatisé, du nom de GOUVERNEMENT".
Et comme, au point de vue de la chose commune, nous avons, par suite de graves dislocations dans le groupement primitif, des intérêts, des goûts, des idées, des idéals différents, nous en sommes à vivre chacun comme dans un désert, ne pouvant pas compter sur les forces sociales et politiques, puisque la société et la politique n’existent plus.
La masse peut passer d’un moment à l’autre. Que lui importe d’être fauve, elle ne tient pas à elle-même. L’individu a à se défendre contre la masse. Vive et soit bien qui peut.
Mais, attention !
Affiches autour de cette monstrueuse et fatale caricature, guipures du pagne : RÉPUBLIQUE, CHAMBRES, CONSTITUTIONS, LOIS …
Ah! Le mal de la France! Ce doit être un plaisir pour l’orang-outang de rappeler la bête humaine !
Allons ! Rapprochons-nous davantage et causons. Comme on doit le faire en famille, sans scrupule, sans forfanterie.
Ceux d’entre nous qui ont appris à lire un peu dans les grands livres se croient du coup grands. Les belles choses les émerveillent. Et avec un enthousiasme le plus souvent mercantile, ils se mettent, au fur et à mesure qu’ils tournent les pages, à plaquer des grandeurs artificielles sur notre petitesse immuable. Hélas! Petitesse de nos misérables cerveaux !
Venons-en donc décidément à nous persuader que nous sommes des gens d’en bas, des apprentis capables de besognes déterminées. Nos petitesses uniformes seraient si admirables !
Le génie chez le grand est remplacé par la vanité chez le petit.
Avouons que nous avons besoin tout au moins d’un peu d’intelligence à défaut de génie.
Et résignons-nous à l’humiliation d’en demander l’aumône aux riches cerveaux de l’humanité d’en haut.
Et que mesurons-nous à l’étalon de la moralité ?
Maisons publiques, maisons officielles? Bourbiers !
Les plus malins, verrats embusqués dans des formes humaines, en émergeant avec quelques paillettes d’or. Mais le sentiment du beau nous faisant défaut, nous n’en savons pas user.
Et nous sommes depuis cent ans des jouisseurs avides.
Des immoraux, des pédants, des orgueilleux ! Par conséquent, des niais et des réfractaires, voilà ce que nous sommes !
Ayons le courage, l’heure est venue, de nous dénoncer tels à nous-mêmes.
Et le 1er janvier 1904, s’il faut quand même faire quelque chose, au lieu de semer les lauriers sur les mânes introuvés de nos aïeux, après avoir passé un siècle à les oublier, à les souiller, à nous moquer outrageusement de leur héroïsme ; au lieu du pourpre et des flammes, nous tendrons un deuil d’un bout à l’autre du pays, en témoignage de notre remords et, la bouche contre terre, tenant chacun un bout de crêpe pendant au drapeau bicolore, nous demanderons pardon à Dessalines, à Toussaint, à Capois, à toute la phalange immortelle de notre histoire.
Pardon de notre ingratitude, de notre esclavage, malgré eux.
Pardon de nos folies.
Pardon de nos parjures et de notre croupissement.
Et nos pleurs plairont mieux à ces dieux que les fêtes bêtes, déloyales et scandaleuses, qu’à contrecœur, par fausse pudeur, nous nous évertuons à leur préparer.
Non. Je proteste de toute la force de mon âme.
Nous ne fêterons pas, parce que, pour bâcler ces fêtes, étant misérables, chétifs, sans le sou, il nous faudra encore fouiller dans la bourse du paysan et faire manger au peuple la dernière vache maigre.
Nous ne fêterons pas, parce que, tandis qu’au palais, dans nos salons somptueux, nous viderions la coupe au vin d’or et chanterions ivrogneusement l’an sacré 1804, ce paysan dépouillé, ce peuple miséreux pourrait le maudire. Et leurs malédictions en feraient sortir d’autres du sein de la terre.
Eh bien donc, un peu de vergogne et travaillons à sortir du stupre de tout un siècle.
Et s’il nous plaît de commencer bientôt, 1904 ne sera la fête de rien du tout, mais la première année d’existence d’une collectivité de braves gens nègres travaillant modestement et moralement à être un peuple.
Et la petite république d’Haïti pourra être une immensité en pleine Europe !
Et le vieux continent pourra se préoccuper, en l’an 2004, du premier centenaire de la GRANDE LIBERTÉ du PEUPLE HAÏTIEN!
Dr. Rosalvo Bobo (fin 1903)
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