L'imposture des Nations unies en Haïti.
Il y a près d'un an, le tremblement de terre du mardi 12 janvier détruisait la capitale haïtienne et plusieurs centaines de milliers de vies. Micha Gaillard, militant des droits de l'homme, intellectuel, homme politique haïtien et fils du plus grand historien de l'île, était de ceux-là. Sa mort éclaire les maux antérieurs et postérieurs au séisme. Pendant deux jours, coincé au niveau des cuisses, il parvint, avec calme et courage, à parler avec ses amis venus l'aider mais qui ne trouvèrent jamais l'équipement minimum qui aurait permis de le tirer du ministère de la justice qui s'était effondré. Un Etat fonctionnel, cause pour laquelle il s'est battu toute sa vie, l'aurait peut-être sauvé.
Surtout il n'aurait pas du se trouver là. Quelques minutes avant le tremblement, il se précipitait à l'intérieur d'un ministère entièrement vide, pour y déposer d'urgence des demandes de libération d'individus injustement arrêtés. Personne ne put l'accueillir, il se dirigea vers le bureau du ministre, au fond. Il y fut le seul mort. On ne peut que se réjouir que l'effondrement de treize ministères et du palais présidentiel ait fait moins d'une dizaine de morts. Il faut aussi avoir le courage de constater que dans un pays qui était déjà en crise, l'Etat n'était pas au travail.
Les soldats des Nations unies non plus. Ceux qui purent observer, dont l'auteur de ces lignes, la capitale dans les jours immédiatement après le séisme, furent frappés par l'absence des casques bleus. Ce fait, à ma connaissance, n'a pas été reporté par les médias européens et nord-américains. Sept mille soldats des Nations unies se trouvaient en Haïti avant le séisme, quatorze mille bras qui sont restés croisés dans leurs bases dans les deux jours cruciaux qui suivirent le séisme, y compris un bataillon de génie. Dans une interview encore disponible sur YouTube et qui semble tout droit sorti du XIXe siècle, Nelson Jobim, le ministre brésilien de la défense affirmait aux journalistes que "les Haïtiens" n'accepteraient jamais que des étrangers touchent des morts haïtiens, justifiant ainsi l'ordre surréaliste de rester passif.
Le fiasco le plus récent, l'épidémie de choléra, est aussi le fruit de cette alliance entre un Etat qui n'existe plus, si ce n'est par des têtes parlantes, et des institutions internationales qui n'assument pas leur mainmise, aboutissant à un pays de onze millions d'âmes sans véritable structure exécutive. D'autres désastres suivront, faute d'avoir su analyser les raisons de l'extrême vulnérabilité d'Haïti, de la mort clinique de l'Etat et le bilan déplorable de la communauté internationale.
L'ONU souffre en Haïti d'un discrédit dont les opinions occidentales ont peu l'idée. Quiconque ouvre un journal dans la capitale haïtienne se rend compte du fossé qui sépare la communauté internationale de cette population. (Qui sait d'ailleurs que Bill Clinton, qui occupe un poste central dans le dispositif international de "reconstruction", est, pour dire le moins, une figure controversée dans ce pays ?). Les colères ne dépassent malheureusement pas les rivages de l'île, car aujourd'hui, Haïti est un pays sans voix. Ses intellectuels ne parviennent pas à faire entendre leurs récits, si ce n'est au travers d'intermédiaires, reporters, exilés ou "experts".
Les médias francophones se rabattent sur de vieux écrivains exilés, qu'un sociologue haïtien appelle ironiquement "les intellectuels d'aéroports" et dont les récits trahissent la déconnection d'avec leurs compatriotes. Moins de quatre jours après le séisme, trois des plus grands intellectuels haïtiens en Haïti signaient un texte alarmant, noir de pessimisme, prédisant que, faut d'avoir dressé un vrai bilan, il n'y aurait pas de reconstruction et que les milliards de l'aide internationale à venir n'allaient, avec certitude, servir à rien. Aucun journal aux Etats-Unis n'accepta de publier un article aussi pessimiste ; en France, un seul. A-t-on le droit d'ailleurs de critiquer l'ONU en France ?
LE DROIT D'AVOIR UN ÉTAT
Cassandre avait raison : un an après le séisme, la reconstruction n'a pas eu lieu. Mais le fiasco des organisations internationales est aussi celui des médias internationaux qui, dans l'après-séisme, ont oscillé entre sensationnalisme et optimisme, mais jamais dressé le bilan déjà désastreux de l'aide en Haïti. Cela fait ainsi plus de dix-sept ans que les Nations unies ont une présence massive et presque ininterrompue en Haïti. Cela fait sept années maintenant que la présence des casques bleus et de la communauté internationale (plus de mille ONG !) en Haïti ne s'assume pas, tout en imposant ses choix économiques et politiques (y compris de premiers ministres). En autant d'années, ce pays a gagné sa place en enfer, aucune infrastructure sérieuse n'a été reconstruite et les espoirs d'un futur meilleur n'émergent que dans les discours des leveurs de fonds. Les Nations unies ressemblent à ces trous noirs des astrophysiciens. Rien ne semble ressortir du milliard de dollars consommé chaque année par sa mission de la paix en Haïti, si ce n'est un discours d'autolégitimation et d'autosatisfaction. Croire enfin que des expatriés, dont le salaire de base commence à près de onze mille dollars par mois net d'impôt, peuvent entretenir des relations autres que coloniales avec une population cassée et pas seulement paupérisée, relève du phantasme.
Les Nations unies ne sont pas, et de loin, les seuls responsables ; mais, à l'heure du bilan, force est de conclure que la solution est ailleurs. Qui croît donc qu'il peut y avoir une quelconque sortie de la pauvreté extrême, du naufrage, sans Etat, sans institutions, sans infrastructures ? Il manque la plus importante des infrastructures, un Etat. Depuis cinquante ans, celui-ci a constamment et consciemment été détruit par les gouvernants haïtiens eux-mêmes comme par une aide internationale soumise aux idéologies du jour et à sa propre incompétence. Le premier des droits de l'homme ne serait-il pas le droit d'avoir un Etat ?
Jean-Philippe Belleau, professeur à l'université du Massachusetts à Boston
Haïti : Tenez vos promesses !
Le 12 janvier, cela fera un an que Port-au-Prince et ses environs ont été mis à terre par un séisme d'une violence inégalée. En ce mois de novembre, alors qu'une épidémie de choléra meurtrière se propage dans l'ensemble du pays (plus de 60 000 cas, 25 000 hospitalisations et un millier de morts), ce sont toujours plus d'un million de sinistrés qui continuent de survivre dans des conditions précaires dans des camps de fortune. Les Haïtiens ne survivent que grâce à l'aide extérieure. La reconstruction promise, et tant attendue, est en panne.
Il n'est pas étonnant dans de telles circonstances de voir depuis plusieurs semaines fuser les critiques publiques et parfois virulentes contre les étrangers, en premier lieu la Minustah, mais aussi parfois les humanitaires (pris au sens large), en raison de "leur inefficacité", "la lenteur de la reconstruction" ou encore par ce qu'ils seraient pour certains observateurs haïtiens le symbole "d'une occupation du pays qui doit cesser". En cette période pré et post électorale tellement sensible, qui concentre toutes les attentions des élites au pouvoir, ils se retrouvent pointés du doigt, boucs émissaires de toute la frustration accumulée ces derniers mois.
Pour autant, depuis le séisme, la population haïtienne survit grâce à la mobilisation et l'assistance des ONG et des agences des Nations unies, et grâce aux dons, privés dans leur majorité, reçus de la part de nombreux donateurs à travers le monde, qui permettent de financer des opérations humanitaires d'urgence massives depuis le 12 janvier. Sans minimiser l'immensité des besoins et la difficulté de la tâche pour les humanitaires parfois réduits au rôle de pompiers dans un pays très pauvre, dévasté, ceci bien avant le séisme, et toujours en état de choc. Comment dans ces conditions sortir de la logique de l'urgence, les catastrophes succédant les unes aux autres ?
Ce qui est en jeu à Haïti, c'est certes la poursuite nécessaire dans les mois à venir des secours dans un contexte de vulnérabilité extrême. Mais c'est surtout la reconstruction en panne, pourtant promise après la conférence de New York en mars, par les bailleurs internationaux et les Etats membres des Nations unies… Ces fameuses promesses, à hauteur de 10 milliards de dollars, pour "reconstruire en mieux" selon l'expression de Bill Clinton qui préside la commission de reconstruction d'Haïti.
Car si la réponse humanitaire d'urgence, même critiquée (et parfois pour de bonnes raisons), a permis un temps d'éviter le pire, et mobilisé de l'ordre de 3 milliards de dollars d'aide d'urgence (en grande partie des donations privées), les Etats, eux, sont bien loin du compte en matière de reconstruction. Seules quelques centaines de millions de dollars ont été, à ce jour, décaissées. Autant dire, rien.
L'instabilité politique chronique du pays ne les engage pas à en faire beaucoup plus, c'est vrai. Il n'est pas facile d'avoir confiance dans un Etat détruit, considéré déjà comme "défaillant" avant le 12 janvier. Sans parler du contexte de la crise économique et financière mondiale. Au final, on peut donc s'attendre à ce que le chèque attendu soit largement réduit. Rien de différent ici avec d'autres catastrophes naturelles médiatisées. Dans la majorité des cas, c'est moins d'un quart des promesses des bailleurs internationaux (les Etats et les institutions financières internationales et régionales), faites sous le coup de l'émotion médiatisée, qui sont effectivement versées. Pourquoi en serait-il autrement à Haïti ?
IL EST ENCORE TEMPS D'AGIR
Avant les élections de fin novembre, la colère l'emportant sur la désillusion, accuser les étrangers de ne pas en faire assez, voire d'être même, comme les soldats de la Minustah, à l'origine de l'épidémie de choléra n'a rien de surprenant. Après les urnes, faute de changements rapides de la situation comme on peut s'en douter, ils continueront certainement d'être accusés de freiner le renouveau du pays, de ne pas jouer le jeu de l'alternance politique, à moins que ne se développe la nostalgie du statu quo ante.
Pourtant, rien ne sert de se cacher la réalité. Celle d'un Etat toujours à terre qui ne se relèvera pas sans être aidé et soutenu. Celle des Etats membres de la communauté internationale qui sont loin d'avoir tenu leurs promesses et, faute de mieux, n'envisagent, semble-t-il, l'assistance à Haïti qu'au travers des programmes d'urgence. Celle, enfin, des humanitaires, des secouristes étrangers, bien heureusement toujours actifs sur le terrain, dénonçant désormais, à juste titre, une réponse internationale inadaptée face à l'épidémie de choléra qui se propage. Des secouristes aussi submergés par l'immensité de la tâche qui leur est confiée, qui se situe bien au-delà de leurs réelles responsabilités et capacités en matière notamment de reconstruction et de lutte contre la pauvreté. Comme nous le rappelle les équipes haïtiennes et expatriées de Médecins du monde tous les jours, leurs actions restent essentielles face à la tragédie actuelle ; elles sont appelées par les sinistrés à se poursuivre dans les circonstances actuelles. Mais cela ne saurait remplacer le rôle central de l'Etat et des bailleurs publics internationaux.
Car, si les promesses faites en matière de reconstruction ne sont pas tenues, on peut imaginer, sans trop se tromper, ce qu'il adviendra demain : un second séisme, celui-ci économique et social. S'éloignera alors l'opportunité, tellement clamée, de sortir Haïti de la pauvreté. A chaque nouvelle catastrophe qui frappera le pays, seules des réponses ponctuelle prises dans l'urgence seront opposées, sans se poser plus de questions. Le séisme du 12 janvier n'aura été qu'une tragédie de plus dans l'histoire d'Haïti. Pourtant, il est encore temps d'agir et de tenir les promesses faites aux haïtiens.
Dr Olivier Bernard, président de Médecins du monde, et Pierre Salignon, directeur général à l'action humanitaire de Médecins du monde
L'Europe est et sera encore solidaire avec Haïti
De toutes les catastrophes naturelles qui ont marqué le monde en 2010, Haïti reste la plus difficile à surmonter. Un an après le second tremblement de terre le plus destructeur de l'histoire, les plaies sont béantes faute de ne pouvoir être traitées en profondeur. Les mois suivant le tremblement de terre, Haïti a subi les effets de l'ouragan Tomas, avant d'être frappé par une épidémie virulente de choléra.
Ces catastrophes ont touché un pays qui était déjà l'un des plus pauvres de la planète, marqué par des décennies de faible gouvernance : la plupart des habitants dépendaient de l'aide extérieure pour leur survie quotidienne, le système de santé était inexistant, les infrastructures en piteux état. C'est ce terreau humanitaire et économique fragile qu'a frappé de plein fouet le tremblement de terre, tuant des centaines de milliers de personnes, et détruisant les infrastructures clés. L'aide d'urgence a fait face, et continue de faire face, à des défis nombreux, tant logistiques, que sociaux et politiques.
Aujourd'hui, nous sommes extrêmement préoccupés par les troubles politiques et civils qui menacent d'empirer la situation. Les violences et les blocages empêchent l'aide humanitaire d'atteindre les personnes les plus vulnérables, et ralentissent fortement le processus de reconstruction. C'est pourquoi nous appelons urgemment les autorités haïtiennes à restaurer le calme et à rapidement mettre en place un gouvernement légitime et opérationnel dont la tâche sera immense. Nous avons besoin d'un partenaire reconnu, chargé de définir une stratégie nationale pour assurer la reconstruction d'Haïti sur le long-terme.
PROMESSES TENUES, ENGAGEMENTS RENOUVELLÉS
L'Union européenne était le premier bailleur d'Haïti bien avant le tremblement de terre, et le demeure. Dès l'annonce du désastre, l'Europe a agi pour mobiliser l'aide humanitaire d'urgence et nous nous sommes engagés ensemble, en tant qu'Union européenne, à formuler une stratégie pour la reconstruction d'Haïti sur le long-terme en étroite coopération avec d'autres bailleurs de fonds.
Nous voulons ici être clairs sur un point : l'Europe a tenu ses promesses, et a agi autant que la situation sur le terrain le permettait. Lors de la Conférence internationale des bailleurs qui s'est tenue en mars dernier à New York, l'Union européenne a conjointement promis d'apporter à Haïti une aide de 1,2 milliards d'euros sur les trois prochaines années, pour soutenir des actions de reconstruction coordonnées. Depuis, 780 millions d'euros ont été effectivement engagés et convertis en actions concrètes pour soulager les conditions de vie des Haïtiens : ils ont permis l'approvisionnement en nourriture, en logement ou tentes, l'aide médicale, mais aussi la réouverture des écoles, et la poursuite du fonctionnement de l'Etat et des services sociaux de base. L'aide au développement a ainsi permis d'éviter un effrondrement total de l'Etat et des infrastructures indispensables à la vie quotidienne.
PARER AU PLUS URGENT
La réponse européenne a été guidée par plusieurs ambitions, sur lesquelles nous continuons de construire. Dans la phase d'urgence, nous avons assuré la coordination des efforts de l'Union européenne, mais aussi de nos partenaires internationaux, dans les domaines de la santé et la fourniture d'eau, de logement, et de nourriture. Nous avons réussi à travailler avec la population locale, les agences d'aide, les ONG et le gouvernement pour garantir une réponse globale aussi efficace que possible dans des circonstances plus que difficiles.
Parallèlement, nous avons commencé à lancer les efforts de reconstruction sur le plus long terme – par exemple via le financement en liquide de travaux effectués par la population locale elle-même afin de l'impliquer directement dans la reconstruction. Ceci a permis de limiter les maladies et la malnutrition, effets collatéraux habituels des désastres naturels.
Depuis l'explosion de l'épidémie de choléra, la Commission européenne a mobilisé 22 millions d'euros de plus pour aider les travailleurs humanitaires sur le terrain. Ainsi, nous avons pu promouvoir les pratiques hygiéniques à un million d'Haïtiens, nous avons fourni l'accès à l'eau propre à plus de 500 000 personnes, et des latrines sûres à 5 millions de personnes. Dans les mois qui ont suivi, une réduction du nombre de cas et de morts avait été enregistrée, jusqu'aux troubles publics survenus à la mi-décembre.
L'AIDE EST LÀ, MAIS NE PEUT FAIRE DES MIRACLES
Pourtant, survivre au tremblement de terre, au choléra est seulement le début. Aussi généreuse et constante que soit l'aide européenne, elle ne peut faire des miracles. Cela ne signifie pas que nos efforts ont été faibles, ou que l'argent des Européens et le travail de nos experts ont été gâchés. Bien au contraire, le soutien continu et soutenu apporté par l'Europe au cours des derniers mois a permis aux élèves de retourner à l'école, aux agriculteurs de continuer à produire, aux hôpitaux et centre de soins de fonctionner, à l'activité économique de reprendre, et aux gens de circuler dans le pays.
La mission que nous avions auparavant, celle d'aider le pays à se mettre sur les bons rails du développent et de la lutte contre la pauvreté, est encore plus urgente et pertinente aujourd'hui. Notre vision à long-terme est de soutenir le gouvernement à reconstruire une nation "depuis le début". C'est pourquoi la tenue d'élections transparentes et la création d'un gouvernement légitime sont indispensables.
L'Europe est, et continuera inlassablement d'être engagée en Haïti, aux côtés de la communauté internationale. Nous ne pouvons accepter de voir le pays plonger à nouveau dans un cycle infernal de l'instabilité, de la misère et du désespoir. Il n'y a pas d'autre alternative que celle du développement et de la stabilité.
Catherine Ashton, vice-présidente de la Commission européenne et Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ; Kristalina Georgieva, commissaire européenne à la coopération internationale, l'aide humanitaire et la réaction aux crises. Catherine Ashton, Andris Piebalgs et Kristalina Georgieva
Le "modèle humanitaire dominant" est mis en question en Haïti.
Parmi les voix qui s'élèvent pour s'inquiéter de la situation qui prévaut en Haïti un an après le terrible séisme qu'a connu le pays le plus pauvre d'Amérique latine, certaines expriment de façon parfois véhémente un certain ressentiment à l'égard des ONG. Deux critiques majeures émergent de la part d'intellectuels haïtiens ou d'observateurs étrangers : une certaine inefficacité dont témoignerait le retard à la reconstruction et une complicité affichée avec les intérêts de plusieurs des pays mobilisés au décours immédiat du séisme. A celles-ci s'ajoute, particulièrement de la part du secteur gouvernemental, l'argument que les fonds destinés à l'Etat seraient détournés vers les ONG.
Sans angélisme compassionnel, il convient d'être prudent à l'égard d'un raisonnement qui, conduisant à une généralisation définitive, serait intellectuellement suspect. Cela ne dédouane cependant pas d'une analyse critique qui peut pointer les limites de l'efficacité des organisations humanitaires non gouvernementales. C'est précisément le propos visé ici. Mais cela ne conduit pas pour autant à balayer d'un revers de main les aides concrètes apportées à la population juste après la catastrophe, et depuis, pour lui permettre de survivre. Nous parlons dans les lignes qui suivent de la phase qui suit la réponse à l'extrême urgence. Celle qui a débuté quelques semaines après le séisme.
La première nuance à apporter consiste en effet à distinguer la réponse immédiate à la catastrophe, des phases chronologiques suivantes. Celles-ci sont supposées conduire à une reconstruction ici repoussée à des échéances insupportables pour la vie et la dignité des personnes frappées par le tremblement de terre.
UN MOUVEMENT HUMANITAIRE
PROTÉIFORME
Parler des ONG comme d'un tout homogène et indistinct, dans lequel le public inclut souvent et faussement les agences internationales, est aussi un raccourci. Les organisations humanitaires constituent en effet une constellation d'associations dont les domaines de compétence, les tailles, les modalités opératoires, le caractère laïque ou non sont variables.
Il est clair que le mouvement des ONG internationales est largement dominé par des organisations issues de pays occidentaux. Les cinq plus grosses en termes de budget sont World Vision, Save the Children, Care international, MSF et Oxfam. L'ancrage occidental représente l'un des principaux points communs de cette entité protéiforme que constitue le mouvement humanitaire.
Mais positionner les ONG comme un outil systématiquement au service de la politique étrangère des pays occidentaux, c'est oublier qu'en la matière les "cultures" et les pratiques au sein du mouvement humanitaire sont différentes selon les organisations. Elles ont ainsi historiquement des positionnements vis-à-vis de leurs gouvernements qui sont schématiquement sur trois registres : la collaboration (modèle dit "scandinave"), la mise en tension (modèle dit "méditerranéen") ou la complémentarité sur un mode privé (libéral) avec les pouvoirs publics de leurs pays d'origine (c'est le modèle dit "anglosaxon").
Dans les urgences majeures comme le tsunami en Asie ou le séisme en Haïti, des centaines d'ONG sont présentes sur le terrain dans une turbulence générale qui rend les distinctions peu lisibles, aboutissant à ce que le positionnement ostentatoire de quelques-unes puisse être attribué à toutes (leur nombre est actuellement estimé à près d'un millier en Haïti).
Il n'en demeure pas moins que dans les trois modèles sociologiques la référence reste l'Etat, un Etat-nation démocratique, que l'on accompagne en bénéficiant de ses financements, en le renforçant par une offre de service privée, ou dont on nuance la politique étrangère par des positionnements opérationnels et politiques qui peuvent être discordants. Ce sont ces approches que les ONG internationales, au gré de la sensibilité de chacune, tentent de reproduire vis-à-vis des politiques sanitaires et sociales des pays d'intervention. Transposée dans un contexte comme celui d'Haïti cette approche dans la relation avec le gouvernement est inopérante, du fait même de la faillite de l'Etat.
L'analyse critique ne doit pas occulter la dimension politique et la part de responsabilités des leaders haïtiens pour désigner l'action humanitaire comme cause primordiale de la situation locale (le taux de croissance en 2010 devrait connaître un recul de 7 %, alors qu'il connaît une progression de 6 % pour l'ensemble de l'Amérique latine). Il y a en effet une paralysie préoccupante du pouvoir que la crise électorale actuelle renforce éloignant encore la perspective d'un système haïtien de gouvernance démocratique et robuste.
UN HUMANITAIRE DOMINANT REMIS EN CAUSE
Fort de ces constats, c'est ainsi le "modèle humanitaire dominant" qui est questionné et remis en cause, celui qu'ont produit les pays occidentaux au XIXe et XXe siècle, avec ses logiques politiques, techniques et managériales. Dès lors l'approche des ONG dans la post-urgence ne devrait-elle pas être résolument tournée vers les organisations communautaires ? Ne devrait-elle pas en particulier mettre l'accent sur un soutien au redémarrage économique des familles et des communautés plutôt que de s'inscrire dans une approche strictement matérielle pour remplacer les professionnels, les infrastructures et les consommables perdus ? Ne devrait-elle pas être la plus participative possible dans la place laissée à la population elle-même ?
Ne devraient-elles pas dans cette approche privilégier les partenariats avec des ONG locales en vue d'un meilleur accompagnement de ces familles et communautés ? Ne devrait-elle pas intégrer dans ses stratégies et ses modes opératoires des modalités d'intervention inspirées de pays non occidentaux ? De pays dans lesquels les concepts de démocratie et d'Etat de droit ne sont pas nécessairement identiques dans leur capacité réelle à exercer des responsabilités telles qu'elles sont en vigueur dans les pays dont sont issues les principales ONG internationales, celles de pays riches ? Les 20 ans de perfusion financière internationale, ne témoignent-ils pas de façon flagrante de l'impasse de cette approche à ce jour ?
Chaque année se sont environ 18 milliards de dollars d'aide humanitaire internationale qui sont mobilisés de par le monde. C'est dire combien cette aide, souvent vitale, n'en demeure pas moins modeste au regard des sommes en jeu pour aider au relèvement effectif d'un pays confronté à une crise majeure et complexe telle que celle que connaît Haïti. Rien que dans ce pays les besoins, assortis de promesses de dons qui connaissent un important retard dans leur décaissement effectif, sont estimés à près de 8 milliards pour 2010 !
On ne peut attendre de l'action humanitaire plus qu'elle ne peut réellement apporter. Ni au plan opérationnel, ni au plan politique. De ce fait sa dynamique et ses acteurs participent aussi d'une construction symbolique. Cela ne nie pas son efficacité concrète dans de nombreux contextes, mais ne doit pas à contrario empêcher une réflexion devenue urgente sur les nécessaires adaptations de ses modalités de mise en œuvre. En Haïti comme ailleurs.
Pierre Micheletti, professeur associé à l'IEP de Grenoble et ancien président de Médecins du monde-France ; Daniel Henrys, membre fondateur du Service œcuménique d'Entraide-Haïti et du GRET-Haïti (Groupe de recherche et d'échanges technologiques), et ancien ministre de la santé de la République d'Haïti. Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du monde-France et Daniel Henrys, fondateur du Service œcuménique d'Entraide-Haïti et du GRET-Haïti
De l'importance de connaître les origines de l'épidémie de choléra en Haïti
Plus de 2 000 morts et près de 100 000 malades, tel est le bilan provisoire deux mois après l'apparition du choléra en Haïti, où Médecins sans frontières a soigné plus de 51.000 personnes à ce jour. Surprenante par son ampleur et sa vitesse initiale de propagation, la maladie soulève d'importantes questions demeurées sans réponse. Son origine et le recensement quotidien des cas figurent ainsi parmi les inconnues qui constituent pourtant le B. A.-BA dans la compréhension de la dynamique d'une épidémie.
Essentiel pour guider la réponse, le système de surveillance et d'information mis en place par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) présente des lacunes. Outre l'absence de données précises sur le type de contamination initiale, il aura fallu attendre près de deux mois pour obtenir enfin une présentation de chiffres permettant aux acteurs de terrain de répondre, région par région, aux questions posées par l'évolution de l'épidémie :and a-t-elle commencé dans cette zone ? Quelle est sa dynamique ? Peut-on craindre un rebond ?
Pour sa part, le Center for Disease Control refuse officiellement d'enquêter sur l'origine de la maladie. Contrairement aux principes justifiant son existence, l'agence d'investigation et de surveillance épidémiologique du gouvernement américain affirme que "la réponse à cette question ne fait pas de différence en matière de prévention des cas".
De fait, l'absence d'investigations et les carences de la documentation laissent le champ libre à plusieurs théories. Schématiquement, deux hypothèses s'affrontent sur l'origine de l'épidémie dans l'Ile. L'une s'appuie sur le réchauffement climatique, l'autre sur une importation asiatique du vibrion.
L'hypothèse "verte" est notamment défendue par l'épidémiologiste David Sack de l'université Johns Hopkins (Maryland). D'après lui et certains de ses confrères, l'augmentation de la température des eaux et de leur salinité aurait favorisé le développement de zooplancton hébergeant le vibrion cholérique. Selon cette théorie, des foyers de vibrions pourraient persister durablement dans les eaux saumâtres stagnantes, et seraient susceptibles de déclencher de nouveaux pics épidémiques.
Microbiologiste à l'Université d'Harvard, John Mekalanos propose avec d'autres chercheurs une explication différente. Pour les partisans de l'hypothèse "népalaise", l'introduction du choléra serait liée à l'arrivée début octobre d'un contingent de Casques bleus (Minustah) comprenant des soldats originaires de Katmandou. Cette ville a en effet connu cet été un épisode de choléra dont la souche serait similaire à celle qui circule aujourd'hui en Haïti. Auteur d'une enquête réalisée sur place pour les gouvernements français et haïtiens, le Pr Renaud Piarroux (CHU Nice) renforce cette hypothèse en situant les premiers cas à proximité du camp de la Minustah de Mirebalais, en plein centre du pays et à distance des eaux éventuellement peuplées de zooplancton. Cette théorie peut aussi expliquer le démarrage brutal du choléra en Haïti.
Ces deux modèles explicatifs n'ayant pas du tout les mêmes implications quant à l'évolution de l'épidémie, la confirmation ou l'infirmation de l'une ou l'autre par une équipe multidisciplinaire indépendante constitue une priorité. Pourtant, l'Office de coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies répète inlassablement que "la question de l'origine de l'épidémie n'a réellement aucune importance". La Minustah a longtemps récusé le besoin de toute investigation, affirmant que "des experts ont souligné la difficulté, voire l'impossibilité de déterminer avec précision la manière dont le choléra est arrivé en Haïti".
MSF ne peut cautionner ce type de déclarations. Dissimuler les données épidémiologiques ou garder confidentiels les rapports d'investigation est contre-productif. Cela empêche de poser un diagnostic précis et peut conduire à orienter les secours dans de mauvaises directions. Ainsi, l'OMS explique que l'épidémie continue de s'aggraver en se basant sur le nombre de cas cumulés (qui par définition ne cessent d'augmenter jusqu'à la fin). Sur la base de ses chiffres d'activité correspondant à plus de la moitié des malades, MSF observe quant à elle une tendance à la stabilisation du nombre de nouveaux cas quotidiens au cours des deux dernières semaines, à l'exception de certains foyers situés dans le département du Nord.
Invérifiables aujourd'hui, les prédictions alarmistes de l'OMS et du Secrétaire Général de l'ONU qui annoncent jusqu'à 650 000 cas ne peuvent qu'alimenter la peur. Pire, le refus de répondre aux questions de la société haïtienne sur l'origine du choléra entretient un climat de défiance et de suspicion envers les étrangers. Or, la confiance et un élément essentiel pour obtenir l'adhésion de la population aux dispositifs mis en place par les ONG internationales.
Pour ces raisons, la lumière doit être faite sur l'origine de l'épidémie. Il est essentiel que les résultats des différentes investigations épidémiologiques soient publiés et qu'une commission d'experts indépendants soit nommée.
Dr. Marie-Pierre Allié, présidente de Médecins sans frontières